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« Une lecture (2012) » du texte de Véronique Souben « …à main levée… » : définition, mode d’emploi écrit pour un catalogue de 1996.

 

 

Le projet « …à main levée… » propose un ensemble de dessins réalisés à l’aide d’un ordinateur et imprimés soit sur une feuille blanche, soir sur du papier calque ou reproduits sur des plaquettes de bois en contreplaqué à l’échelle du 1/10. Ces travaux conçus tels des esquisses (feuilles blanches), des croquis (papiers calque) et des maquettes (plaquettes) sont à considérer comme des œuvres d’art à part entière ou sous l’angle du modèle. En tant que modèle, ces dessins peuvent alors donner lieu à des tableaux de grand format peints à la main et reproductibles en plusieurs exemplaires. Cette conséquence directe du projet sous-tend l’éventualité de voir apparemment le même tableau exposé en divers lieux et au même moment. (Serait-il plus juste de dire qu’ils peuvent être peint à plusieurs reprises, et qu’ils ne sont dès lors pas les mêmes ?) L’œuvre envisagée comme modèle peut alors être réalisée par tout un chacun, pourvu qu’il fasse preuve des compétences techniques propre à la peinture et qu’il ait reçu au préalable l’accord de l’artiste (hors statut marchand du certificat). Le spectateur ( ce terme qui fait référence au spectacle me gêne, je n’ai pas l’impression de faire partie des artistes qui mette en place un spectacle) devenu acteur s’engage alors à suivre scrupuleusement les règles (incertain protocole) établies à l’avance par le peintre.

Pour ce faire, il se munira dans un premier temps de pots de peinture de couleur blanc titane et noir de mars de la marque liquitex® ainsi que d’un châssis d’une section de 2,5 cm. Après avoir recouvert ce dernier d’une toile, de type métis enduite de deux couches d’acrylique de teinte blanche, qu’il aura pris soin de replier sur les côtés inférieurs et supérieurs du châssis, l’auteur s’attellera à la tâche. L’outil choisi pour réaliser la toile importe peu, du plus ordinaire, le spalter au plus sophistiqué, le pistolet, le tout étant d’obtenir une surface relativement lisse et homogène, non peinte sur la tranche et dont le résultat tend à se rapprocher du modèle.(mériterait d’être précisé)

Le tableau achevé représente un fond blanc sur lequel se dessinent et se croisent des lignes ou des fragments de lignes noires. Le format de la toile, lui, s’établit invariablement autour de la mesure générique et « idéale » de 200 x 185 cm. Ce dernier détail apparemment insignifiant doit être souligné car c’est à partir du format que se développent la réflexion plastique et le travail de Philippe Mailhes, que se conçoivent en partie le projet et l’œuvre.

 

 

De l’angle, du format et de la peinture de paysage…

Pour bien analyser la trajectoire du travail de l’artiste, pour saisir les implications et les enjeux de son projet, il est nécessaire de remonter à ses années d’études. Influencé par les travaux de Claude Rutault et de François Morellet, Philippe Mailhes assemble alors, selon un système de relations entre hauteur et largeur, des toiles peintes en blanc, à l’exception de la tranche, dont les dimensions correspondent aux standards des tableaux dits de Figure, de Marine et de Paysage. Mais les implications, sans doute trop formelles, que lui impose ce travail le pousse peu après son diplôme à se mettre en quête d’un format « idéal » (correspondant à l’idée que je me faisais d’un format pouvant exister pour lui même). Son choix s’arrête sur un châssis dont les dimensions imparfaites (qui)oscillent entre le carré et le rectangle, entre la forme abstraite, autonome et la taille d’un tableau indéfini. Malgré ou à cause de sa taille imparfaitement parfaite, le châssis de 200 cm de hauteur sur 185 cm de largeur restera pendant de long mois accroché au mur sans que l’artiste puisse se résoudre à le recouvrir de toile.

Au-delà de sa présence provocante la structure charpentée du châssis fini par déclencher dans l’esprit du peintre un ensemble de lignes verticales et horizontales dont l’agencement le renvoie constamment aux compositions savantes et idéales des paysages de Poussin. Ainsi il trouve dans la peinture de paysage une des bases pour sa réflexion picturale. Plus précisément, c’est la construction harmonieuse (mentale), l’utilisation idéale du cadre dans les paysages de Poussin, qui devient le point de référence grâce auquel l’artiste va pouvoir envisager sa peinture dans sa fonction à la fois mimétique et picturale, figurative et formelle.

Peu après cette expérience, Philippe Mailhes se lance dans une série de peintures répondant au titre volontairement équivoque de cent paysages (il s’agit du format standard 100P) à lire également dans le sens de sans paysages. Pour cette série, il utilise une peinture d’étude de couleur blanche et noire et donc susceptible d’être gâchée. Tel un plâtrier (comme pour préparer un enduit), Philippe Mailhes dispose, par paquets, la matière peinture sur la toile, puis à l’aide d’un racloir et suivant un geste plus ou moins mécanique, à la fois horizontal et vertical, il répartit la peinture sur l’ensemble de la surface. Par ce travail, qui n’est pas sans rappeler certaines œuvres du peintre Gerhard Richter, l’artiste combine un jeu purement formel de tramage avec les techniques traditionnelles du repentir et du clair obscur. Le tableau ainsi conçu donne l’illusion d’une image alors qu’il s’avère finalement ne rien représenter sinon la trace d’un geste.

 

 

Du tableau peint à la mise en page informatique

A ses yeux, le jeu ambigu entre image et matière peinte se révèle rapidement insatisfaisant : ce travail n’offre aucune solution acceptable du côté de la figuration et finit par s’imposer en tant que peinture pure et fin en soi. Or, selon lui, la peinture n’a d’intérêt que si elle peut redéfinir son rapport à l’image, à la figure. En outre le peintre prend conscience à travers cette série que sa peinture ne peut exister que dans la pratique, c’est à dire dans l’acte ou dans le processus et non dans l’image finie.

A partir de ces constats, Philippe Mailhes décide de transposer le format presque oblong de ses toiles ainsi que le schème horizontal et vertical de certaines compositions dans un programme de mise en page informatisé. Par ce transfert il souhaite surmonter le dilemme entre représentation et peinture pure pour pouvoir se concentrer sur l’élaboration, la mise en forme et le processus. Du point de vue de l’élaboration, le système de mise en page informatique fait que le rapport horizontal-vertical sera le plus souvent retenu. Dans la pratique, l’artiste obtient un ensemble infini de lignes ou de fragments linéaires dont l’agencement ne suit aucun axe précis ni aucune symétrie donnée. Une fois imprimées sur une feuille blanche, ces lignes forment une (presque) géométrie impure.

 

 

L’œuvre (le travail) : entre figuration et structure architecturale

En dépit de leur apparence, ses dessins ne sont pas, à considérer sous l’angle de l’abstraction ou d’une quelconque géométrie abstraite. Les traits noirs qui animent la surface ne sont ni des formes autonomes, ni des équivalents formels dont la présence servirait à rythmer l’espace pictural. Ces lignes sont des figures à part entière et, en tant que telles, possèdent une présence expressive et figurative propre qui libère(nt) l’artiste du sujet et de sa représentation. Il ne faut pas pour autant limiter le rôle de ces lignes à la simple figuration. Leur enjeu est plus large. En tant que formes linéaires disposées de manière verticale et horizontale dans le plan, ces traits servent à l’artiste pour jouer avec la bordure, le cadrage, la trame et le format donnant ainsi au travail une dimension non plus seulement représentationnelle mais aussi formelle et structurelle. Ces deux fonctions paradoxales mais complémentaires de la ligne sont d’autant plus saisissantes lorsque l’on observe les tableaux peints. Ce qui n’était au départ qu’un jeu virtuel sur écran cathodique ou de simples croquis sur papier calque acquiert sur la toile peinte sa véritable dimension. En recouvrant le tableau de peinture blanc titane, l’artiste transforme la surface en un véritable réceptacle sur lequel les traits noirs de contrastent de façon optimale et se changent en figure. Le fond blanc devient ainsi la base aléatoire de la configuration. La disposition angulaire, parallèle et tangente de ces lignes dans le plan, crée en revanche une véritable structure qui en faisant écho au format de la toile, en marque les limites. De moyen d’expression, ces lignes deviennent un moyen de construction qui procure à la surface une force architecturale indéniable.

Au demeurant le travail, le travail de Philippe Mailhes n’est pas sans analogies avec celui de l’architecte. Le projet graphique par l’utilisation de superpositions de papier calque évoque les plans d’un édifice. L’apparence quasi bidimentionnelle du tableau peint dont les bords sont restés vierges, se rapproche d’avantage du fragment mural, du pan de mur que du tableau traditionnel. L’espace pictural ainsi détaché du mur peut être envisagé comme le prolongement du lieu dans lequel il s’inscrit. Il peut alors, selon l’artiste, être perçu comme une cellule dans laquelle le spectateur (la personne présente) est invité à se projeter. Cette confrontation subtile entre peinture et architecture donne au final un tableau dont la forme oscille entre le cadre délimité et le fragment mural, l’espace défini et la surface ouverte, le réceptacle pour des figures et la forme abstraite qui se suffit à elle-même.

 

 

Du processus, de la série et du fragment

Cette approche de ses toiles ne suffit pas à déterminer l’ensemble de l’œuvre (du travail). La nature architecturale et figurative de ses tableaux n’est pas la seule caractéristique, le procédé a également un rôle déterminant qu’il faut prendre en compte. Le recours au médium informatique a en effet des implications directes sur les travaux et la conception même de l’œuvre (du travail). Car loin d’être un choix anodin, l’utilisation d’un système informatique de programmation et de production est un biais envisagé par l’artiste pour ouvrir à sa peinture de nouveaux horizons.

D’un point de vue pratique, le travail sur ordinateur lui donne la possibilité d’élargir et d’augmenter sa production de manière conséquente (sans nécessité d’atelier et de moyens). Muni d’un ordinateur, Philippe Mailhes peut agir sur un autre niveau de création et de production. Son intention n’est pas de mécaniser, systématiser, standardiser et dépersonnaliser son travail tel que pouvaient le préconiser les artistes minimalistes et conceptuels dans les années 70. Il ne raisonne pas en terme d’élimination des techniques traditionnelles mais bien terme de dessin, croquis, de peinture et de tableau. Si l’artiste schématise et mécanise le processus qui est à la base de ses premières peintures, c’est avant tout pour défier ses propres capacités manuelles à produire une œuvre et augmenter ainsi ses chances de trouver un modèle.

De leur côté, la mécanisation et la schématisation vont apporter à son travail une véritable dimension sérielle et fragmentaire. Le système de transfert sur programme de mise en page permet à l’artiste d’obtenir et de sélectionner un nombre infini de dessins issus du même tableau. Ainsi l’idée d’extraire une infinité d’images d’un tableau générique prend tout son sens. Dans ce cas ce n’est pas un schéma ou un modèle donné qui sert de base à l’ensemble de la production. C’est un « dessin » précédent qui devient le modèle pour le suivant et concourt à ce que chaque œuvre constitue un vaste tableau. Cette procédure l’amène à combiner plusieurs dessins entre eux afin d’obtenir un nouveau modèle.Au travers de la série l’artiste va rendre visible cette condition essentielle de tout tableau à savoir sa nature fragmentaire, le fragment étant à la fois ce qui problématise le rapport à la production picturale contemporaine et à la tradition.

La sérialité est également un moyen mis en œuvre pour exclure toute notion d’œuvre finie. En prenant à chaque fois pour base les dessins précédents, Philippe Mailhes, peut concentrer tous ses efforts sur l’œuvre dans son évolution et transformer ses tableaux en une sorte de work in progress qui privilégie l’élaboration ; l’important n’étant ni le mode informatique ni le résultat obtenu mais le procédé dans ce qu’il a d’intuitif, d’aléatoire et de purement artistique (je ne sais pas ce qu’est le purement artistique). Sans doute est ce pour cette raison qu’il se donne le droit de faire appel à une autre personne pour exécuter ses toiles. Il relativise ainsi l’importance accordée au tableau en tant que finalité. et minimise le rôle de l’artiste comme seul et unique sujet créateur. L’appel lancé au spectateur (la sollicitation du regardeur), loin de remettre en cause le statut de l’artiste est donc une invitation à participer au processus de création. Par sa participation, le regardeur devenu acteur ne fait que confirmer la nature même de l’œuvre qui est d’exister entre le projet et sa réalisation.